Karasu Ophelia # - en cours / 80 % - 13/03/11

Acte O – L’histoire d’une lignée : un voyage à travers le temps et l’espace.

Pour comprendre d’où viennent les Crow, il faut retourner loin en arrière, et loin de l’Italie. Car c’est aux Etats-Unis que les premiers Crow apparurent…
1917 : comme beaucoup de soldats américains, Jonas Crow est envoyé sur le front européen pour prêter main forte aux français. Il y survit, et une fois l’ennemi allemand vaincu, s’installe en France. De simple ouvrier, il grimpe rapidement les échelons et se retrouve à la tête d’une usine. Durant la seconde Guerre mondiale, il s’enrichie considérablement, choisissant la collaboration pour préserver son patrimoine et la femme qu’il vient d’épouser, Margaret Grey, une franco-américaine. Ils se retireront néanmoins en Sicile, ou naîtra le petit Lawrence. Il y grandira jusqu’à sa majorité où il décidera de partir pour Rome, la capitale, afin de trouver du travail et de gagner sa vie seul. Mais quelques années plus tard, ses parents sont emportés par la maladie. Il hérite ainsi de la colossale fortune des Crow et monte une entreprise, s’attaquant petit à petit à tous les secteurs d’activités possibles et imaginables, de l’automobile au textile en passant par l’alimentaire. Lawrence se fait rapidement un nom et décuple la fortune familiale. Lors d’un voyage d’affaire au Japon, il rencontre aux abords d’un bordel Kureha Hanabi, qu’il choisit pour femme et ramène en Italie. Qu’ils s’aiment où non ne change rien à leur histoire. Ce sont eux, les parents d’Ophelia.


Acte I – Naissance d’une fleur pourpre : fécondation et trépas.



Ainsi naquit un 27 novembre fort venteux, fort pluvieux et surtout fort nuageux, la petite Ophelia Victoria Velena Margaret Crow, enfant chérie, humain terne et future femme fatale. Mais l’accouchement s’étant particulièrement mal déroulé, sa mère souffrira de graves séquelles raccourcissant considérablement sa vie. Quant à Ophelia, elle vécu, et elle vécu même très bien. Mais à sa manière.
Enfant taciturne, son principal trait de caractère demeurra la curiosité ; au point que tous les jouets à sa disposition, tous ses objets qu’elle connaissait déjà si bien l’ennuyaient profondément. Ainsi, lorsqu’on ne la trouvait pas enfouie sous une montagne de livres au fond de la grande bibliothèque du manoir Crow, c’est au contact de la nature, à quatre pattes dans un des buissons de l’un des grands jardins de la propriété qu’on avait le plus de chance de la dénicher. Ce qu’elle préfèrait, au-delà des plantes rares déjà présente dans la serre à l’arrière du manoir, c'étaient les animaux. Et les animaux qu’elle préfèrait étaient de loin les prédateurs. Avec un petit plantoir, Ophelia aimait beaucoup creuser jusqu’à trouver des vers qu’elle pourrait donner aux oiseaux, se délectant de la façon dont le volatile gobait tout cru le lombric encore gesticulant. Ophelia aimait aussi beaucoup les chats, mais un dilemme se présenta alors à elle, en ça que le petit félin aimait chasser les moineaux, mésanges et autres rouges-gorges. Alors elle faisait bien attention, elle surveillait que les chats ne touchent pas aux oiseaux. Elle aimait aussi beaucoup grimper aux arbres, notamment pour rendre à leurs parents des oisillons tombés du nid. Et quand elle en trouvait un blessé, elle le portait au chenil de son père, où un vétérinaire résidait en permanence. Son père possèdait une dizaine de chiens de chasse. Son Papa était un chasseur, un prédateur, comme elle les aimait. Mais elle aimait trop les oiseaux. Elle aimait leur irréductible liberté. Car Ophelia ne sortait jamais de l’enceinte du manoir. Après tout, il y avait tout ce qu’il fallait ici, non ? Car sa curiosité se limitait encore à la connaissance qu’elle pouvait tirer des livres, et pas à l’apprentissage de la vie et du monde. Et ce même si Ophelia était aussi précoce que précocement mature.
A 4 ans, elle su lire. A 6 ans, l’ennui de l’existence la guettait de près jusqu’à ce que son père commence son enseignement au combat. Et ce à l’aide de moult professeurs. Venant de moult continents. La petite montra immédiatement des facultés d’apprentissage physique au niveau de ses capacités mentales et dépassa ses professeurs les uns après les autres. Elle commenca alors à sortir du manoir, mais seulement la nuit et uniquement dans les quartiers mal famés. Elle affronta ainsi quelques gangs mineurs lui permettant de se tester tout en gagnant en expérience, se faisant des ennemis et des amis. Mais l’amitié restait une notion assez abstraite pour une petite fille élevée à l’écart du monde… Ses amis, elle préfèrait les appeler alliés.
Puis, alors que son dixième anniversaire approchait, sa mère s’éloignait.


Acte II – La meilleure expérience de la vie reste la mort.



Maman décède des séquelles dont elle souffre depuis dix ans. Son corps lâche et la petit Ophelia devient orpheline de mère. Aucune larme ne viendra cependant entacher ses prunelles bordeaux. Ophelia pleure pour les oiseaux, mais Maman était toujours malade, toujours enfermée dans sa chambre. La seule chose qu’elle a légué à sa fille fut sa langue natale : le japonais. En parallèle de ses cours d’anglais et de français, la petite appris très vite, comme toujours. Apprentissage qu’elle devrait manifestement clore seule…
Maman meurt et Ophelia ne pleure pas. Ca fait juste bizarre. Vide. Puis c’est un peu triste, aussi. Ophelia a dix ans, et quand elle pense à Maman morte dans la chambre dans laquelle elle est depuis dix ans, un regret prémonitoire s’empare d’elle. Elle sait, elle sent que ce regret n’est pas pour tout de suite. Non, c’est pour plus tard, c’est plus tard qu’elle regrettera de n’avoir été, tout comme sa mère, qu’une jolie poupée de porcelaine précautionneusement rangée dans un écrin de velours rouge ; une boîte ressemblant à s’y méprendre à un cercueil, où elle serait née, où elle aurait vécu, où elle serait morte. Où elle aurait pourri. Cette écrin, ce cercueil : le manoir Crow, le manoir de son père, Lawrence Crow. Ce prédateur dont la seule faiblesse est les jolies poupées. Autant de faiblesse que de poupée. Et c’est bien pour ça que leur nombre est limité. Parce qu’en plus, Papa à une deuxième passion. Non, ce n’est pas la chasse, ça c’est juste un passe temps. Ca vrai passion, c’est aussi une obsession. Parce qu’en plus d’être un prédateur, Papa est un collectionneur. Son addiction, ce sont les poisons. Tous. Et presque tous mortels. Du plus lent au plus immédiat. Du plus douloureux au plus indétectable. Papa les aime tous sans distinction, comme on aime de la même manière tous ses enfants. Et parfois, Papa choisit d’en essayer un. Pour le tester, ou juste se distraire. D’ailleurs, il a une technique pour leur donner des noms. Quand il ne trouve pas, il leur donne des noms de personne. « Celui là, dit il fièrement à sa petite Ophelia, c’est Vito Corinelli. « « Pourquoi ? » demande innocemment la petite. Et Papa lui sourit tendrement, sans répondre. Mais de toute manière, Ophelia sait déjà. C’est parce que Vito Corinelli est dans le jardinet de terre battue. Ophelia a vu le personnel du château l’y mettre.
Les jardinets sont tout au fond, adjacent au mur arrière de la propriété. Ils sont séparés seulement par une petite barrière blanche d’une cinquantaine de centimètres. Le premier est son petit potager, celui qu’elle a fait avec Papa. Le second est un terrain de jeu avec une balançoire ; beaucoup de fleurs sauvages y poussent. Le dernier jardinet n’est qu’une étendue de terre battue ; rien n’y pousse car la terre est régulièrement remuée. Ophelia a déjà demandé si elle pouvait aller y jouer. Papa à répondu : « il n’y a que de la terre là-bas, tu vas te salir ». Mais Ophelia sait très bien que papa ne veut pas parce que c’est là qu’il met les gens. Un jour, elle y est allée quand même, et elle a trouvé une grosse bague. Lorsque Papa l’a vu à son pouce, son sourire est tombé, laissant place à une expression totalement neutre, et cette absence de réaction, ce faciès inexpressif effraya beaucoup plus Ophelia que si son Papa s’était fâché. Mais après une minute de silence, son sempiternel sourire revint, comme un rayon de soleil éclairant une journée nuageuse. Il jeta la chevalière en disant que cette bague était trop sale. En rappelant qu’il ne fallait pas ramasser les objets qu’on trouvait par terre. Ainsi, l’anneau orné des armoiries Ventaglia fini-t-il au fond d’une poubelle de bureau. Un sérieux concurrent, cet Antonio Ventalia. Enfin, plus maintenant, plus depuis qu’il avait subitement disparu, il y avait trois mois de cela… Mais Papa n’était pas si imprudent. Si Ophelia avait creusé à un mètre à peine de la chevalière, elle serait tombée sur la main encore fraîche d’Alberto, un paysan un peu rude venu à Rome vendre ses melons. Et si jamais les regards se tournaient quand même vers lui, il haussait les épaules. De toute manière, il avait le bras long, Papa… Il disait « quel est le problème, auriez vous trouvé un mort empoisonné ? Ah, il n’y a pas de corps… Et bien messieurs, tout ceci ressemble davantage à une disparition qu’à un meurtre, que me reproche-t-on au juste ? ». Il était fort, Papa. Il inspirait confiance. A tort ; on n’aurait pas pu faire plus traître.
Pourquoi tout ça ? Pourquoi autant d’attention pour Lawrence Crow ? C’est assez évident : depuis toujours, Ophelia côtoyait cet univers macabre qu’était le quotidien de son père. C’est pour cela que pour Ophelia Crow, la mort était d’une banalité aussi affligeante que la vie.


Acte III – La relève : une quête d’identité.



Un jour qu’elle était encore bien jeune, Ophelia demanda « Papa, pourquoi tous ces prénoms ? ». Papa la fit sauter sur ses genoux encore une fois avant de commencer « Tes prénoms… ». Comme d’habitude, il avait sourit tendrement. « Tu sais, c’est très important un nom. Le prénom de papa n’est pas très intéressant, alors il en a choisit des beaucoup mieux à sa petite Ophelia ! ». « Et pourquoi ils sont mieux ? ». « Ils possèdent tous leur propre signification… par où veux tu que je commence ? ». Ophelia sourit largement. « Le premier ! ». Papa lui rendit son sourire. « Et bien, vois tu, Ophelia est le titre d’un tableau du peintre John Everett Millet. Papa aime beaucoup ce tableau. En fait, c’est le seul qu’il aime. » Et en effet, dix ans plus tard, Ophelia s’extasia à son tour devant cette jeune noyée entourée de nature. « Et Victoria ? » reprit la fillette avec candeur. « Ce fut le nom d’une grande reine. Chez les crow, nous sommes royaux. Si tu ajoutes un ‘n’ à Crow, qu’obtiens tu ? ». Ophelia marqua un temps. « Crown… couronne ? ». « Exactement. La royauté se juge à la valeur. Nous avons beaucoup de valeur. Tu es une Victoria. » Et la petite renchérit de suite « Et Velena ? ». Son père sourit largement. « Ah, Velena… De Veleno ». « Poison ? » « Tout à fait. La vipère est venimeuse. Le poison est très un bon moyen de survivre dans ce monde. » « Comme le poison de Papa ? ». « Effectivement. Mais passons donc au dernier : Margaret était le prénom de ma maman, de ta grand-mère. » Papa sourit toujours, mais Ophelia se tortille. « Et Maman ? hésite-t-elle. Maman vient du Japon, pourquoi je n’ai pas un prénom comme elle ? ». Et de nouveau, Papa sourit tendrement. Car Maman n’était pas assez importante. Elle n’eut même pas son mot à dire. Et comme l’avait ardemment souhaité Lawrence Crow, naquit une petite Ophelia Victoria Velena Margaret Crow.
Et cinq ans plus tard, âgée de maintenant dix ans et récemment orpheline de mère, Ophelia Crow enduit toutes ses armes de poison. Les corps disparaissent mais personne ne se plaint de la diminution fulgurante de la racaille des mauvais quartiers de Rome. Ainsi naquit Vibora Velena, une petite fille invincible utilisant le meurtre comme distraction. Tous les recoins sombres sont ses jardinets à elle. Mais même sans la terre battue, il faudra un moment pour retrouver les personnes. Peut-être sont elles passées dans l’estomac d’une vipère aujourd’hui étrangement épaisse, où les sucs gastriques continuent encore et toujours à dissoudre une masse bien imposante…
Mais quand elle rentre tard la nuit, Jack est toujours là à l’attendre. Jack est le fils de Thomas, et tout comme sont père avant lui, il sert les Crow en tant que majordome. Et tous les soirs, il demande « Tout s’est passé comme vous le vouliez, Piccola Ophelia ? ». Celle-ci lui lâche nonchalamment dans les bras sa cape bien souvent tâchée de sang, répondant vaguement « Oui oui, comme toujours… J’ai faim, apporte moi quelque chose dans le petit salon ».
Thomas travaillait à l’usine de Jonas Crow, et quand celui-ci se réfugia en Sicile avec sa femme, il le suivit fidèlement, lui proposant ses services en tant que majordome. Jack fit de même. Il n’a jamais connu sa mère, mais ça ne l’intéresserait pas de savoir. C’est quelqu’un de simple, droit, travailleur et surtout loyale. Comme son père. Il eu a accepter de son employeur davantage de chose, c’est vrai. Mais ça ne le rendit pas moins simple, droit, travailleur et surtout loyale. Parce que Jack est un bon majordome, on dira presque qu’il fut né pour cette tâche uniquement. Pour servir, et se contenter d’être simple, droit, travailleur et loyale. D’une manière tellement inflexible qu’un simple coup d’œil aurait suffit à n’importe qui pour dire qu’assurément, dans dix, vingt, trente ans –même jusqu’à sa mort, Jack serait toujours aussi simple, droit, travailleur et loyale. Et Ophelia savait tout ça. Même si elle ne lui montrait pas, pas tout de suite, pas encore, elle comptait énormément sur lui pour plus tard. Si elle avait su à quel point… Car lorsque deux ans plus tard, Papa fut trouvé mort, manifestement empoisonné, dans son propre fauteuil, dans son propre bureau, dans son propre manoir, Ophelia se retrouva, à tout juste douze ans à la tête d’un fortune colossale décuplée.
Le jour même, Vibora Velena mourru. Dans l’œuf, même, comme diraient certains. Elle prit sur l’étagère de Papa le plus violent de tous ses poisons. Elle trouva l’auteur du crime. Elle le punit. Et ce fut la dernière fois qu’Ophelia Crow faisait usage de poison.